1. Les incidences de la politique d’immigration restrictive sur le droit d’asile

Politique migratoire et droit d’asile : deux volets distincts de la vie publique

La « politique migratoire », c’est l’ensemble des mesures qui sont destinées à gérer les mouvements migratoires entre un territoire et les pays étrangers. Si l’on parle de « politique », c’est que le phénomène migratoire (et plus particulièrement l’immigration) fait, en France, l’objet d’une gouvernance centralisée depuis l’après-guerre.

Le droit d’asile, lui, est un droit individuel reconnu par le droit public international depuis 1951 et inscrit dans la Constitution française, qui désigne l’obligation qu’a l’État d’accorder sa protection à un étranger qui se trouverait sur son territoire et qui ne bénéficierait plus d’une protection de la part de son état d’origine. Autrement dit, le droit d’asile est une obligation et prérogative étatique à caractère humanitaire, qui est inaliénable, tandis que la politique migratoire est une stratégie nationale qui évolue en fonction du contexte et des orientations politiques.

Un amalgame récurrent qui porte préjudice à l’exercice du droit d’asile

Politique d’immigration et droit d’asile ont tendance à subir un amalgame récurrent, autant dans l’imaginaire collectif que dans les conditions de leur exercice. Par exemple, la « crise migratoire »[1] de 2015 et 2016 (telle que définie par le Ministère de l’Intérieur) s’apparenterait plus – bien qu’à tort, comme nous allons le voir – à une « crise des réfugiés ». En effet, l’arrivée de populations en provenance de pays en guerre[2] (Syrie en particulier) provoque dans ces années-là une explosion du nombre de demandeurs d’asile[3]. La Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) dénonce dès 2006 cette « confusion entretenue depuis des années entre asile et immigration »[4] qui, dans un contexte de politiques migratoires restrictives, porte préjudice à l’exercice du droit d’asile. C’est également dans ce cadre que se désole Pascal Brice, ancien directeur de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) (2013-2019) : « quand on a des politiques migratoires très restrictives, le droit d’asile a du mal à survivre »[5]

Bien que la réforme du droit d’asile de 2015[6] traite entre autres de la question de l’accueil et de la qualité de la protection octroyée aux réfugiés, elle vise plus particulièrement à faciliter l’écartement des demandes d’asile infondées et à mettre un terme au détournement de la procédure à des fins migratoires[7]. Autrement dit, la réforme comprend des éléments relevant plutôt d’un discours sécuritaire que d’une politique d’immigration, ce que la CNCDH décrie à nouveau dans son avis du 21 novembre 2014 à la suite de la présentation du projet de loi en Conseil des ministres[8]. Par ailleurs, le simple intitulé de la loi « pour une immigration maîtrisée, un droit d’asile effectif et une intégration réussie » du 10 septembre 2018 (dite la « loi Collomb ») illustre bien la tendance à traiter ‘immigration’ et ‘asile’ de façon combinée.

2. L’accueil : une prérogative étatique confiée aux acteurs associatifs

En Europe, une mise en œuvre disparate du droit d’asile

On pourrait éventuellement parler de politique dans le cadre de la mise en œuvre opérationnelle du droit d’asile, c’est-à-dire pour ce qui touche à l’hébergement d’urgence des primo-arrivants, à l’accueil et l’insertion des demandeurs, et à l’examen, puis l’octroi ou le refus de ces demandes[9]. En effet, bien que tous les Etats membres européens soient signataires des mêmes traités sur le droit d’asile, ils sont libres dans les modalités de mise en œuvre de ce droit sur leur territoire. Par conséquent, l’accueil qui est réservé à un demandeur d’asile et ses chances de voir sa demande octroyée varient grandement en fonction des moyens employés et des décisions politiques prises dans le pays dans lequel elle ou il se trouve. En 2019 par exemple, la Bulgarie comptait dans l’UE la plus grande part de décisions finales positives (à hauteur de 67,7 %), alors que la France n’en comptait qu’un peu plus de 20 %, et l’Estonie, la Lituanie et le Portugal n’en comptaient aucunes[10]. Par ailleurs, un droit d’asile effectif ne dépend pas que de sa procédure juridique, mais aussi et avant tout de la facilité d’accès du demandeur d’asile aux procédures de demande, de réexamen et d’intégration.

Les acteurs de la mise en œuvre du droit d’asile en France

En France, l’opérationnalité du droit d’asile dépend de la coordination d’un grand nombre d’acteurs, mais c’est l’OFPRA (Office français de protection des réfugiés et apatrides) qui centralise et traite les demandes et a le pouvoir unique de les octroyer. L’OFII (Office français de l’immigration et de l’intégration) a pour mission de coordonner l’accueil et l’intégration du demandeur en termes d’hébergement, d’allocation pour les demandeurs d’asile (ADA), d’accès aux soins ainsi qu’à la scolarité. Ce sont ensuite les acteurs publics locaux (préfets régionaux, directions régionales et départementales, communes) qui sont chargés de décliner et de mettre en œuvre les dispositifs nationaux d’accueil et d’intégration des demandeurs d’asile. Toutefois, ce sont principalement les associations qui, du fait de leur proximité avec la population, assurent l’orientation des primo-arrivants vers les structures d’enregistrement des demandes. Elles les accompagnent également dans leurs procédures administratives (inscriptions au cours de langue ou à l’école, accès aux droits sociaux, etc), leur parcours d’insertion socio-professionnelle, ou l’obtention de places d’hébergement temporaires ou pérennes. Les associations ont en réalité une triple charge, administrative, juridique et sociale, puisqu’elles soutiennent les demandeurs d’asile à chaque étape de son parcours.

Des moyens inadaptés au regard du besoin grandissant

Les associations, tout comme les autres organismes responsables du parcours du demander d’asile sont aujourd’hui véritablement engorgés. Les Plateformes d’accueil des demandeurs d’asile (PADA), chargées d’enregistrer les demandes, d’informer et d’accompagner les demandeurs au long de leurs démarches, ne parviennent pas à absorber les besoins croissants qui relèvent souvent de situations d’urgence. Les dispositifs d’hébergement des demandeurs sont également saturés. Bien que le nombre de structures ait sensiblement augmenté entre 2013 et 2019 (à hauteur d’environ 20 000 nouvelles places)[11], il reste en-deçà des besoins. Ceux-ci ne font d’ailleurs qu’évoluer à la hausse, l’OFPRA ayant enregistré une augmentation annuelle des demandes d’asile de 20 % en 2018 et de 7,3 % en 2019[12]. Au 1er janvier 2020, le territoire français comptait 108 000 places d’hébergement dédiées aux demandeurs d’asile[13], alors qu’il y avait 152 923 demandes en cours d’instance en octobre 2019.

Le budget prévu en 2020 pour la mission « Immigration, asile et intégration » du Ministère de l’Intérieur a augmenté de 9,5 % depuis l’année précédente pour un total de 1,85 milliards d’euros[14]. Néanmoins, cette augmentation paraît peu suffisante au regard de l’ampleur des besoins, d’autant plus que l’Etat n’a pas pour projet d’augmenter le parc d’hébergement des demandeurs d’asile. Selon un rapport législatif du Sénat, « la mission (…) souffre d’une sous-budgétisation chronique », illustrée par une « sur-exécution [qui] est particulièrement prononcée pour l’action 02 « Garantie de l’exercice du droit d’asile »[15].

3. Une crise de l’accueil qui redéfinit le travail associatif et social redéfini

Une adaptation nécessaire du métier des associations

Les associations sont les premières actrices du droit d’asile à subir le manque de moyens investis dans l’accueil des demandeurs. Elles portent tout d’abord la charge mentale et émotionnelle liée à leur rôle d’accompagnement d’individus extrêmement fragilisés et ayant pour une grande part vécu des traumatismes et pertes incommensurables. Cet accompagnement s’interrompt parfois subitement en fonction des décisions de l’OFPRA ou de la CNDA, ce qui renforce sa difficulté : « lorsque la demande d’asile n’a pas abouti, les familles s’engagent dans la galère et nous, nous nous désengageons. »[16] Ensuite, les associations subissent la charge éthique liée à l’impossibilité pratique de prendre en charge toutes les personnes faisant appel à leur aide, car elles manquent de places d’hébergement, de personnel, d’outils, de compétences appropriés.

Elles doivent ainsi négocier, d’un côté, la réalité du nombre de demandeurs d’asile qui s’accroit, et de l’autre, les contraintes budgétaires et autres pressions imposées par l’Etat. Année après année, celui-ci évalue les budgets sur la base de sous-estimations des flux de demandes. Les innovations apportées aux dispositifs ont davantage pour but de faire des économies que d’améliorer la qualité de l’accueil.[17] Par ailleurs, des structures se font refuser des autorisations ou des subventions nécessaires pour mettre en place des activités centrales à l’accompagnement et à l’insertion socio-professionnelle des personnes suivies[18]. Parmi les professionnels de l’action sociale (dont le cœur de métier est pourtant « d’être disponible avant tout »)[19], certains ressentent leur quotidien davantage comme un travail à la chaîne, sans la possibilité pratique d’un réel accompagnement personnalisé.

Le métier associatif s’en retrouve redéfini : de nouvelles pratiques émergent afin de tenter de s’adapter à la situation. Par exemple, la complexité du parcours du demandeur d’asile, à la fois administratif et juridique, contribue à un phénomène de juridicisation du travail social. Les travailleurs sociaux s’appuient donc de plus en plus sur des partenariats avec des avocats bénévoles, qui les informent sur le droit applicable, les confortent dans la légalité de leur comportement vis-à-vis de pressions administratives et policières[20], et leur permet de mettre en place une stratégie optimale pour garantir le meilleur déroulement du parcours du demandeur d’asile.

Un accueil qui dépend d’un réseau bénévole et militant

La durée moyenne de prise en charge des demandeurs d’asile se réduit d’année en année, ce qui signifie que l’efficacité et la qualité de leur prise en charge doit sensiblement augmenter afin d’assurer leur autonomie à leur sortie du dispositif. Pourtant, les structures manquent de personnel et ce sont souvent les réseaux de militants bénévoles qui assurent la continuité des services là où ils sont engorgés par la demande. Ceux-ci « quotidiennement, reçoivent, informent, assistent les demandeurs d’asile qui se présentent »[21]. Ces bénévoles pallient également les manques de places d’hébergement en accueillant chez eux des demandeurs d’asile qui seraient particulièrement vulnérables à la rue (c’est-à-dire des mineurs non accompagnés, des femmes isolées ou des familles). L’accueil digne des demandeurs d’asile en France repose donc pour une grande part sur un tissu serré d’intervenants volontaires issus de la société civile. En même temps, les associations se retrouvent dans la position ambiguë qui consiste à devoir assumer tant bien que mal une charge devenu trop importante afin de ne pas laisser de demandeurs d’asile démunis de toute aide, au risque d’envoyer à l’Etat le signal que les coupures de budget n’impactent pas réellement l’opérationnalité de l’accueil.

Une crise de l’accueil et non une crise des réfugiés

C’est à l’échelle associative qu’est garanti l’exercice du droit d’asile, et c’est à cette même échelle qu’on peut observer les plus grands manquements du dispositif. Si nous pouvons parler de « crise de l’accueil » et non de « crise des réfugiés » ou même encore de « crise migratoire », c’est bien car l’accueil que propose la France – qui encore une fois est obligatoire, peu importe le nombre de bénéficiaires – ne permet pas un traitement digne des demandeurs d’asile[22]. Pour y faire face, les travailleurs sociaux adoptent de nouvelles attitudes ou pratiques qui constituent parfois des actes de résistance visant à redonner du sens à l’accompagnement. Mais c’est bien à l’Etat que revient le devoir de l’accueil et par conséquent la responsabilité de revoir les moyens qui y sont dédiés.

Une meilleure mise en œuvre du droit d’asile nécessite une compréhension fine des situations des demandeurs (qui sont d’une grande particularité parmi l’ensemble des groupes qui bénéficient d’un accompagnement social en France) et des obstacles auxquels ils font face dans le cadre de leur parcours administratif et juridique. Cela implique de remettre les demandeurs d’asile et leurs besoins au centre de la démarche. Pour cela, il faut réduire la fracture entre les acteurs décisionnaires, qui agissent dans le cadre d’enjeux globaux de politique et de gestion, et les acteurs de terrain, qui vivent un drame humain au quotidien.


Notes :
Photo : Taylor Simpson (Unsplash)

[1] Terme également employé sur le site officiel de la Direction de l’Asile du Ministère de l’Intérieur : https://www.immigration.interieur.gouv.fr/fr/Asile [Consulté le 29 avril 2020].

[2] Terra Nova et L’Institut Montaigne. (2018). Sauver le droit d’asile. Paris, France.

[3]  « Alors que l’on ne comptait pas plus de 200 000 demandes par an du début des années 2000 à 2008, ce chiffre a doublé entre 2010 et 2014 pour atteindre 400 000. Puis il a connu un croissance exponentielle les années suivantes, avec un pic de 1,4 millions de demandes déposées en 2015 », Ibid., p. 18.

[4] Commission nationale consultative des droits de l’homme. (2006). Avis sur les conditions d’exercice du droit d’asile en France. Paris, France. Consulté le 27 avril 2020 sur https://www.cncdh.fr/fr/publications/avis-sur-les-conditions-dexercice-du-droit-dasile-en-france

[5] Hullot-Guiot, K. (2019, février 14). Pascal Brice : « Quand on a des politiques migratoires très restrictives, le droit d’asile a du mal à survivre ». Libération, Consulté le 9 avril 2020 sur https://www.liberation.fr/france/2019/02/14/pascal-brice-quand-on-a-des-politiques-migratoires-tres-restrictives-le-droit-d-asile-a-du-mal-a-sur_1706859

[6] La loi relative à la réforme du droit d’asile du 29 juillet 2015

[7] Droit d’asile et politique migratoire. (2019, 20 mai). https://www.vie-publique.fr/eclairage/20174-droit-dasile-et-politique-migratoire. Vie-publique.fr.

[8] « La prolifération de discours sécuritaires assimilant à tort politique d’asile et politique d’immigration et opposant les « bons » demandeurs d’asile aux « mauvais » risque d’entraîner un repli identitaire portant préjudice à l’exercice du droit d’asile par l’alimentation d’un climat de suspicion généralisée à l’encontre de ceux qui sollicitent une protection internationale », Christine Lazerges, Présidente de la CNCDH, dans : Avis sur le projet de loi portant réforme du droit d’asile. (2014, 21 novembre). https://www.cncdh.fr/fr/actualite/avis-sur-le-projet-de-loi-portant-reforme-du-droit-dasile. Commission nationale consultative des droits de l’homme.

[9] Bien que ces derniers relèvent de la sphère juridique et opèrent théoriquement de façon indépendante.

[10] Asylum Statistics. (2020). https://ec.europa.eu/eurostat/statistics-explained/pdfscache/5777.pdf. Eurostat Explained.

[11] Meurant, S. (2018, 22 novembre). Projet de loi de finances pour 2019 : Immigration, asile et intégration. Rapport général n° 147 (2018-2019) fait au nom de la commission des finances

[12] Pascual, J. (2020, 21 janvier). En 2019, la demande d’asile toujours en hausse. Le Monde, consulté le 2 juillet 2020 sur https://www.lemonde.fr/societe/article/2020/01/21/en-2019-une-demande-d-asile-toujours-en-hausse_6026706_3224.html

[13] Dispositif d’accueil des demandeurs d’asile : état des lieux 2020. (2020, 20 avril). https://www.lacimade.org/schemas-regionaux-daccueil-des-demandeurs-dasile-quel-etat-des-lieux/. La Cimade.

[14] Mazuir, V. (2019, 27 septembre). Budget 2020 : les gagnants et perdants parmi les ministères. Les Echos, consulté le 2 juillet 2020 sur https://www.lesechos.fr/economie-france/budget-fiscalite/budget-2020-les-gagnants-et-perdants-chez-les-ministeres-1135172

[15] Meurant, S. (2019, 21 novembre). Projet de loi de finances pour 2020 : Immigration, asile et intégration. Rapport général n° 140 (2019-2020) fait au nom de la commission des finances

[16] Témoignage d’une éducatrice spécialisée de la structure Sardelis, qui compte 105 places en CADA et 40 places en CPH (Centre provisoire d’hébergement), dans : Berbessou, M., Campistron, K., Cornet, M. (2019). Et après ? Empan, 2019/4.116, p.60

[17] Meurant, S. (2019, 21 novembre). Projet de loi de finances pour 2020 : Immigration, asile et intégration. Rapport général n° 140 (2019-2020) fait au nom de la commission des finances

[18] Voir un exemple dans : Pather, S. (2019). Les travailleurs sociaux en charge des demandeurs d’asile et mineurs étrangers isolés face à l’administration : pressions et résistances. Empan, 2019/4 (n°116), p. 14

[19] Témoignage d’une travailleuse sociale dans : Berbessou, M., Campistron, K., Cornet, M. (2019). Et après ? Empan, 2019/4.116, p.57

[20] Voir : Pather, S. (2019). Les travailleurs sociaux en charge des demandeurs d’asile et mineurs étrangers isolés face à l’administration : pressions et résistances. Empan, 2019/4 (n°116), pp. 12-18

[21] Gouze, J-C. (2019). Asile et droits des migrants, une crise de l’accueil : Amnesty International entre plaidoyer global et travail sur le terrain. Empan, 2019/4.116, pp. 41

[22] Selon l’article 3 de la Convention européenne sur les droits de l’homme, « Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants ». La Cour européenne des droits de l’homme a condamné la France a plusieurs reprises pour la violation de l’article 3, dont plus récemment le 2 juillet 2020 pour avoir manqué à ses obligations d’accueil de trois demandeurs d’asile isolés.